1662, comptes des mille et une nuits, version flamande et française

 

Archives nationales, Minutier central, étude VIII, 699, compte et quittance du 14 août 1662 (transcription en fin d’article, formulaire en gris, mentions marginales en violet).

L’acte de la semaine est très long et se compose en réalité de plusieurs actes. Il s’agit d’un mémoire couplé à une quittance d’Aelst Bruyn, procureur de Philbert Van der Harlek, ancien bourgmestre de la ville d’Utrecht et second époux de Marye Van Aelst, auparavant mariée à Charles Constant, bourgeois d’Utrecht et en affaires avec Jean Tavernier, marchand bourgeois de Paris et bénéficiaire de la quittance en question. Y sont décrits les joyaux que Charles Constant avait confié à Jean Tavernier dans l’optique de son voyage en Perse, ainsi que ceux qui n’ont pu être vendus et ont été rendus à Aelst Bruyn, en plus de la somme de 69 885 livres tournois issue de la vente des autres joyaux. Sont joints à la quittance l’acte de procuration en flamand et sa traduction en français.

Cet acte illustre la pratique de la procuration, que nous avons déjà rencontrée dans l’affaire de l’esclavagiste Henri Carolof qui confiait la gestion de ses biens, par procuration, à sa femme. Ici nous nous trouvons dans un contexte international, puisque la procuration a été passée chez un notaire d’Utrecht, le défunt Charles Constant et sa veuve désormais remariée y résidant. Avant d’être annexé à la quittance, l’acte a été traduit par deux personnes de confiance, Jean Hernix (pour Hérinx) marchand banquier bourgeois de Paris (originaire de Hollande), et Gaspard Vangaugue (on se plairait bien à imaginer un hypothétique lien de parenté avec un célèbre peintre mais cela ne tient qu’à l’oreille pour l’instant), bourgeois de Paris, et dont le notaire a engagé la responsabilité en les faisant authentifier et signer « ne varietur » la procuration et sa traduction. Ignorant le flamand, je ne m’aventurerai pas à en vous proposer une transcription, ni à juger de la qualité de la traduction.

Remarquons toutefois que le formulaire et la teneur de la procuration ressemblent plus ou moins à ce qu’on peut trouver en France à la même époque, mais qu’il y a certaines curiosités. Par exemple, on commence avec la date, indiquée vieux style, qui rappelle que lors de l’adoption du calendrier grégorien en 1582, la province d’Utrecht, à majorité protestante, en particulier, ne s’y est pas conformée et est restée sur le calendrier julien. Autre curiosité, la présence de deux témoins et celle du sceau plaqué sous papier, dont les armes semblent renvoyer à celles de la ville davantage qu’à la famille van Aelst.

Le compte et sa quittance sont assez traditionnels dans leurs formulaires : le compte consiste en la liste des biens confiés par Charles Constant à Jean Tavernier, avec une brève description et le prix, en florins, monnaie de Flandre, en regard, le tout introduit par quelques lignes explicitant qui a confié à qui et pour quoi (à mettre en parallèle avec le mémoire des sommes déboursées pour le mariage des Montespan). La quittance se présente avec la mention des deux parties en présence, dont pour Aelst Bruyn le rappel de la procuration annexée à l’acte, la raison de la présence des marchandises de Constant entre les mains de Jean Tavernier et la raison de cette quittance, à savoir les transactions faites lors des voyages de Jean Tavernier, tandis que le verbe du dispositif, que l’on s’attendrait à trouver plus haut dans la quittance, est relégué à l’extrême fin de l’acte, après la mention des monnaies dans lesquelles la somme de 69 885 livres a été payée « ayant cours suivant l’ordonnance dont quittant ».

Qui est ce Charles Constant? Après un long moment de désespoir et de recherche google, il m’est venu à l’idée de chercher en hollandais (avec l’assistance de google traduction) : Charles Constant était-il ce Constant, rencontré lors de son second voyage, membre de la compagnie hollandaise des Indes, basé à Surate, et qui lui demande d’acheter pour lui des diamants (ce qui vaudra à Tavernier une convocation devant le conseil de Batavia/Jakarta, la pratique étant interdite)? Sauf que cet individu était décrit comme ayant épousé la veuve Vandime…En effet, il s’avère que Marie van Aelst s’est mariée à trois reprises, le mariage avec Charles ou plutôt Carel Constant étant son deuxième (célébré en 1646), le premier étant avec le général et gouverneur Van Diemen, mort en 1645. Il s’agit donc bien d’un membre de la célèbre compagnie néerlandaise des Indes, ou VOC, qui rentré au pays s’adonne au trafic de pierres précieuses.

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anonyme, Carte des Voyages de Monsieur Tavernier En Europe, en Turquie, en Perse, carte tirée des Six voyages de J.B. Tavernier, 1675, Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans, GE D-15505, disponible sur Gallica.

L’acte en question est un bon témoignage de la bijouterie qui avait cours à cette époque. Ce qui est sûr, c’est que Jean Tavernier est un joaillier avisé, ce qui se ressent sur la qualité des bijoux qu’il a accepté de vendre lors de ses voyages. On en observera le raffinement : une sirène faite d’une perle baroque et d’or émaillé d’une valeur de 5 500 florins ou 6 600 livres tournois (une fortune, un florin semble valoir 1 livre tournois 4 sols), un hibou en perle baroque et or émaillé également mais ne valant que 900 florins ou 1 080 livres tournois, un collier de la toison d’or avec diamants, rubis et perles à 2 400 florins. Les bijoux plus classiques ne sont pas moins luxueux : les anneaux sont d’émeraudes, un ensemble composé d’un bracelet et d’un anneau d’émeraude, avec un autre bijou composé d’un rubis, de diamants et d’une émeraude en pendant est estimé à 13 000 florins, soit 15 600 livres tournois. On remarque la forte propension de perles, d’émeraudes, d’or, de rubis, notamment taillés en cabochon pour ces derniers, tandis que les grenats, les saphirs ou les améthystes  sont plus rares : au diapason des goûts persans? Notons également la présence d’un couteau d’origine japonaise, illustrant les liens privilégiés de la compagnie néerlandaise des Indes avec cette île.

La personnalité de Jean Tavernier aurait mérité à elle seule l’étude de cet acte. Jean ou plutôt Jean-Baptiste Tavernier est issu d’une famille protestante anversoise qui fuit en France la persécution religieuse. Il y naît en 1605 et démarre très vite ses voyages, tant en Europe qu’en Asie, dans la lignée des activités paternelles, et finira sa vie en 1689 à Moscou. Il est particulièrement connu pour l’ouvrage qu’il publie en 1676, sur six des voyages qu’il a entrepris, plus particulièrement dans les Indes, sous le titre de Six voyages de J. B. Tavernier (disponibles sur Gallica à cette adresse, sinon réédités en 2005 aux éditions Favre), et dont Montesquieu s’inspirera pour écrire ses Lettres persanes. Il fait fortune en commerçant en Inde, vendant au roi de France de nombreuses pierreries, dont le diamant bleu de la couronne, aujourd’hui connu sous le nom du diamant Hope, volé en 1792 et retaillé, conservé désormais au Smithsonian Institute de Washington. Il est même anobli en 1669 et acquiert la terre d’Aubonne. Le voyage dont il est question dans l’acte est celui de 1657-1662, soit son 5e voyage, qu’il effectue principalement en Inde. Si on s’appuie sur l’acte et la procuration traduite, il serait plus particulièrement allé en Hindoustan en passant notamment par Smyrne (Snirna?). Curieusement, ce personnage n’a pas encore eu le droit à sa biographie…

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Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie, N-2 (AUBONNE, Jean Baptiste Tavernier), source Gallica
Sources : Dictionnaire des orientalistes de langue française, sous la direction de François Pouillon, éditions Khartala, 2012.

Charles Joret, Jean-Baptiste Tavernier : écuyer, baron d’Aubonne, chambellan du Grand Electeur : d’après des documents nouveaux et inédits, Paris : E. Plon, Nourrit et Cie, 1886, disponible sur Gallica à cette adresse.

14 aoust 1662

Compte et quittance, fait expedition

Estat des marchandises mises es mains du sieur Jean Tavernier, marchand avant son départ du voyage de Perse, Indes et autres endroictz hors dudit royaume par feu sieur Charles Constant.

Premierement un ruby entouré de petitz diamentz ou pend un esmerande, un brasselet d’esmeraude et un anneau d’esmeraude cabachonné, le tout estimé à treize mil florins monnoye de Hollande cy 13000 florins

Plus une perle en poire bonne forme avecq un ruby caboché estimé à sept mil cinq cens florins cy 7500 florins

Plus un anneau de table d’esmeraude estimé à cinq cens florins cy 500 florins

Plus un anneau d’une table demy ronde de esmeraude estimé à cent cinquante florins cy 150 florins

Plus une seraine d’une perle, la teste et la queue d’or esmaillé estimé à cinq mil cinq cens florins cy 5500 florins

plus un collier de l’ordre de la thoison de seize pierres avec diamentz rubys et perles estimé à deux mil quatre cens florins cy 2400 florins

plus un hibou d’une perle aveq or esmaillé estimé à neuf cens florins cy 900 florins

Plus un cousteau de Japon, le manche et la gaisne d’or estimé à deux cens florins cy 200 florins

somme totalle cy 30 150 florins

plus une obligation faite par ledit Tavernier au proffit dudit Constant de cinq mil deux cens dix florins faisant monnoye de france six mil deux cens soixante quatre livres tournois

Estat des marchandises mises par sieur Aelst Bruyn et neantmoins passées au compte dudit feu sieur Constant.

Premierement un ruby cabochon estimé à 1722 florins

plus un neud de ruby dans le millieu deux esmeraudes et un saphyr estimé à 1070 florins et demi

Plus un joyaux d’un grena entouré de diamentz ou pend un amatiste orientalle et deux anneaux d’emeraude estimé à 660 florins

Plus un anneau d’une esmeraude parfaicte estimé à quatre cens cinquante florins cy 450 florins

item deux perles en poile estimées à deux mil cent soixante florins cy 2160 florins

totalle cy 6062 florins

totalle des deux sommes et obligations cy 41 422 florins

Furent présents sieurs Jean Tavernier, marchand à Paris, y demeurant sur le quay du grand cours regardant celuy de la Mégisserye d’une part, et Aelst Bruyn estant de présent à Paris, logé rue Saint Denis, parroisse Sainct-Eustache, en la maison où est pour enseigne la Croix de fer, au nom et comme procureur fondé de procuration spécialle pour l’effect des présentes de Philbert VanderHarlek antien bourguemaistre d’Utreht ayant espousé Madame Marye Van Aelst, veuve dudit feu sieur Charles Constant et ladite dame Marie Van Aelst pour elle mesme et comme veuve et tutrice des biens dudit feu sieur Constant ainsy qu’il est apparu aux notaires soubzsignez par une coppie d’icelle traduite en langue françoise par les sieurs Hernix et Vangaugue demeurées toutes deux annexées à ces présentes pour y avoir recours d’autre part, lesquelles partyes ont volontairement reconneu et confessé avoir accepté entr’elles tant des marchandises, obligations devant spéciffiées, intérestz de ladite obligation deubz desquelles marchandises la plus grande partye a esté vendue par ledit sieur Tavernier es pays estrangers et du gain qui pouvoit appartenir audit sieur Constant sur les marchandises acheptées par ledit sieur Tavernier esdits pays estrangers et par luy vendues et debitez en autres pays et ceste ville, par lequel compte toutes compensations et desductions faites tant despenses, nouritures et advances, a convenu somme par ledit sieur Tavernier pendant lesdits voyages mesmes des sommes par luy fournyes pendant iceluy voyage au sieur Aelst Bruyn qu’au moyen de ce que ledit sieur Aelst Bruyn audit nom reconnoist que ledit sieur Tavernier luy a présentement rendu ladite seraine d’une perle, la teste et la queue d’or esmaillée estimée cinq mil cinq cens florins, et un hibou d’une perle avec or émaillé estimé neuf cens florins par ledit mémoire devant escript, iceluy sieur Tavernier s’est trouvé redevable et reliquataire de la somme de soixante neuf mil huict cens quatre vingtz cinq livres tournois laquelle ledit sieur Aelst Bruyn a présentement confessé avoir eu et receu d’iceluy sieur Tavernier qui luy a ladite somme de soixante neuf mil huict cens quatre-vingtz cinq livres tournois comptée, nombrée et dellivrée présens les notaires soubsignez en louis d’or, pistolles d’Espagne et autre monnoye le tout bon et ayant cours suivant l’ordonnance dont quittant… au moyen duquel en présent payement, ledit sieur Bruyn a présentement rendu audit sieur Tavernier le brevet de son obligation comme prisé audit compte et tous autre escriptz, promesses, récepissez et autres actes qui se pouroient trouver de part et d’autre, sont et demeurent nulz estant compris en ces présentes et quittance respectivement par lesdites partyes ausdits noms de toutes choses générallement quelzconques du passé jusques à huy, fait et passé à Paris en la maison dudit sieur Tavernier devant déclaré, l’an mil six cent soixante deux, le seiziesme jour d’aoust après midy et ont signez.

(procuration en hollandais 🙂

Aujourd’huy le vingtsixiesme may mil six cents soixante et deux, vieux stile, est comparu pardevant moÿ Henrick van Zuÿlen, nottaire public en la Cour de Utrecht, dans Utrecht, résident auprès messieurs les bourguemaistres et conseils admis dans laditte ville et pardevant les tesmoings soubsignez, monsieur Phjsbert vanderhoolek, ancien bourgquemaistre de laditte ville d’Utrecht et de la part de messieurs les très hauts et puissants seigneurs des Estats de laditte province et admis en l’assemblée des messieurs les très haults et puissants seigneurs des Estats généraux des Provinces-Unies, ayant espouzé madame Marie van Aelst, vefve de feu sieur Charles Constant, et laditte dame Marie van Aelst pour elle mesme et comme vefve et tutrice des biens dudit feu sieur Charles Constant, déclarant par la présente et spécialement irrévocable, qu’elle donne pouvoir au sieur Aelst de Bruÿn, leurs nepveu pour liquider avec monsieur Jean Tavernier, touchant le voÿage qu’il a faict pour ledit feu monsieur Constant pour sa portion et part en Snirna et en Hindoustam et autres lieu des Indes, et aussy touchant les carquaisons qu’il avoit avec luy qui n’ont esté négotiées de les rendre et le provenu de ce qui a esté vendu le répartir avec le susdit monsieur Tavernier et ceulx auxquels cela pourroit concerner, de le recevoir et vendre et ce que ledit sieur constituant aura d’effets en partage non vendu les pourra vendre et recevoir les deniers, en oultre, luy donne tout pouvoir de liquider, finalement, avec le susdit sieur Tavernier touts autres à qui cela peut regarder touchant le susdit voyage et carquaisons, et du provenu et retours en disposer, comme sÿ les susdits comparants monsieur et madame ÿ estoient en personne, et comme ils pourroient faire eux mesmes, en telle manière et façon qu’il trouvera bon estre, nonobstant s’yl faisoit un pouvoir plus spéciale, aussy pour réavoir dudit sieur Tavernier le contenu de son obligation passé à Paris le treiziesme juillet mil six cent cinquante sept avec touts interests, passer quittance, promettant et s’obligeant et renonceants, dont et de quoy avons requis lequel à eux octroyé, passé à Utrecht en la maison des susdits sieur et dame comparants en présence de Jean Hermans Hennerman et Zaccarias Verbessel comme tesmoings qui ont signé la minutte conjoinctement avec lesdits sieurs et dame et moy nottaire soubsigné, ledit jour et année et lieu comme dessus et estoit signé.

Quod attestor, Henrick van Zuÿlen

Aujourd’huy sont comparus pardevant les notaires soubsignez sieurs Jean Hernix marchand banquier bourgeois de Paris, y demeurant rue Salle-Compte, paroisse Saint-Leu-Saint-Gilles et Gaspard Vangaugue bourgeois de Paris, y demeurant sur le quay de la Mégisserye, paroisse Saint-Germain-d’Auxerois, lesquelz ont dit et déclaré pour vérité attesté à tous qu’il appartiendra avoir traduit de langue flamende en langue françoise la coppie cy-dessus qu’ilz ont dit estre conforme et avoir le mesme sens et explication que l’original qui a présentement esté d’eulx paraphé ne varietur et notaires soubsignez leur réquisition et de sieur Aelst Bruyn procureur y nommé estant de présent à Paris, logé rue Saint-Denis, à la Croix de fer, paroisse Saint-Eustache, lequel a requis le présent acte à luy octroyé pour servir et valloir à qu’il appartiendra. Ce fut fait et passé, requis et octroyé en la maison des sieur Jean Tavernier, marchand à Paris, scize sur le quay du gandcours regardant celuy de la Mégisserye, l’an mil six cent soixante-deux, le seiziesme jour d’aoust et ont signez.

(Sur la procuration en flamand)

Paraphé ne varietur au désir de l’attestation par eux faite au bas de coppie traduite par eux en langue françoise le seiziesme aoust mil six cent soixante deux.