1675, un spectacle commercial sur le quai de la Grenouillère.

Archives nationales, Minutier central, étude VIII, 748, marché du 12 août 1675 (transcription en fin d’article, formulaire en gris, mentions marginales en violet).

L’acte de la semaine est un marché entre François Nolehen (ou Nelehen), maître menuisier à Paris, et un certain Richard « Lenquier » (en réalité Lanquer), chevalier des ordres du roi de Portugal et capitaine des chevaux-légers « entretenus pendant la paix pour le service du Roy de Portugal », pour la construction d’un amphithéâtre sur le bord de Seine, quai de la Grenouillère (aujourd’hui Quai d’Orsay) afin d’y jouer un spectacle dont il a obtenu un privilège du roi de France. Le marché est fait moyennant deux mille livres, un temps de travail de trois semaines, et la fourniture par François Nolehen des matériaux de base.

Le marché est des plus classiques sur la forme : après la mention des parties, le verbe du dispositif « faire et parfaire duement », l’objet à réaliser (un amphithéâtre), les conditions de sa réalisation et le prix du marché avec les modes de paiement. Comme souvent pour des éléments relevant de l’architecture ou de la menuiserie complexe, on retrouve mention d’un mémoire avec le dessin et les mesures, qui ne nous est malheureusement pas parvenu.

En plus du mémoire, le marché mentionne un autre type d’acte, loin des actes notariés : le brevet royal du 12 avril 1675 qui lui donne privilège de tenir un spectacle pour lequel il fait donc construire cet amphithéâtre. Il s’agit donc d’un acte qui officialise le privilège et monopole accordé à un individu, dans des conditions précises, et qui est revêtu de la signature royale, mais qui n’est soumis à aucun autre contrôle que celui de la volonté royale. C’est aussi la catégorie d’actes la plus difficile à retrouver quand on a un minimum d’informations : ils peuvent se trouver dans les séries de la Maison du roi (O), de la Chancellerie ou du Conseil du roi (V), etc etc…Disons-le tout net : je n’ai pas retrouvé le brevet en question dans les archives malgré mes recherches. Mais….

…en recherchant des variantes onomastiques du sieur Lenquier/Lenquer (l’orthographe de l’acte), je suis tombé sur un certain Richard Lanquer, également chevaux-léger du roi de Portugal en temps de paix et chevalier de l’ordre du Christ : une sacrée coïncidence, n’est-ce pas? Je passe rapidement sur le fait que son titre indique non seulement son traitement annuel mais surtout sa qualité de pensionnaire du roi de Portugal, renforcé par son appartenance à un ordre militaire royal portugais et sa résidence au faubourg Saint-Germain-des-Prés, où se trouve la résidence de l’ambassadeur. Il est surtout indiqué comme auteur du Naufrage sans péril ou l’invention d’une machine qu’on peut porter à la poche, qui nous fait passer les rivières tous vestus, & estre plusieurs jours sur la mer, sans aucun péril pour nostre vie, & sans mouiller nos armes ny nos habits, paru un mois après l’acte notarié. On trouve des éléments biographiques supplémentaires, comme le fait qu’il soit un gentilhomme amiénois, passé par un collège, qu’il a un oncle intéressé dans les affaires du Brésil, mais surtout toute sa carrière au Portugal et ses faits de bravoure, où il a trouvé une reconnaissance et une fortune qu’il n’hésite cependant pas à abandonner pour la gloire du roi de France (il a le patriotisme lyrique).

A regarder le document de plus près, on est surpris de voir qu’il s’agit bien du brevet mentionné dans l’acte notarié, mais qu’il ne concerne pas explicitement un spectacle. Pour ceux qui souhaiteraient le lire, le texte intégral du brevet imprimé se trouve ici, avec à sa suite une longue liste d’actes complémentaires revenant sur la biographie du personnage, les appuis qu’il a au Portugal et en France. Il s’agit en réalité d’un privilège d’exploitation d’une invention, une sorte de scaphandre portable et gonflable, imperméable bien sûr, qui permettrait comme le titre de l’opuscule l’indique d’aller dans l’eau sans mouiller ni ses habits, ni, chose plus intéressante, ses armes et sa poudre. Comment cela marche-t-il? On n’en sait trop rien, mais l’inventeur a monté une manufacture à l’hôtel de la Feuillade, au faubourg, où il débite « bas, pantalons, manteaux, tours de lits, couvertures de mulets, ou tentes impénétrables à l’eau et au froid ». Il en aurait fait l’expérience réussie devant le roi et cinq cents personnes – toutes restées très silencieuses sur cet évènement extraordinaire… -, au Pecq près du château de Saint-Germain-en-Laye, à la suite de quoi il aurait obtenu le privilège d’exploiter son invention.

Et là on comprend plus ou moins le passage vers le spectacle comme un artifice commercial et la publication de l’opuscule comme une publicité : il s’agit d’une des façons d’exploiter son invention. En la montrant au public, il recueille non seulement de l’argent, mais fait la démonstration que ses produits sont efficaces. Les bateaux placés en face des Tuileries, près du Pont rouge, ferment l’amphithéâtre où les spectateurs, installés dans des loges, assistent au spectacle marin mais où l’inventeur ou ses acolytes, effectuent plongée et remontée en habits imperméables (auxquels devaient être ajoutées des vessies remplies d’air apparemment).

Au vu du peu de témoignages sur ce « spectacle » et ces produits (pas même dans le Mercure Galant), l’absence d’utilisation à grande échelle des produits en question pour les guerres de Louis XIV, et l’insistance dans le petit opuscule sur ses témoins de moralité scientifique (Sainte-Colombe est Barthélemy de Massiac, ingénieur du roi qui a beaucoup de traits communs avec le sieur Richard Lanquer), on peut estimer que le sieur Lanquer, son spectacle et sa manufacture n’ont pas fait long feu, et que la « machine » qui tenait dans la poche, est tombée à l’eau.

Un bel exemple de buzz commercial au 17e siècle.

Marché, 12 aoust 1675, moyen papier, neuf deniers le feuillet

Aujourd’huy est comparu pardevant nous, conseillers du roy notaires gardenotes de sa majesté au Chastelet de Paris soubzsignez François Nolehen, maistre menuisier à Paris, y demeurant sur le quay de la Tournelle, parroisse Sainct-Nicolas-du-Chardonnet, lequel a promis et s’est obligé envers Richard Lenquier, chevalier de l’ordre du Christ et capitaine de chevaux légers entretenus pendant la paix pour le service du Roy de Portugal, demeurant à Sainct-Germain-des-Prez, rue Jacob, parroisse Sainct-Sulpice, à ce présent de faire et parfaire bien et duement comme il appartient un amphitéatre sur le bord de la rivière de Seyne, au lieu qui sera disigné audit Nolehen au bout du quay de la Grenouillère, faire la quantité de loges sur ledic (sic) emphitéatre de la longueur, haulteur et largeur qu’il conviendra, suivant le mémoire qui en a esté faict signé et paraphé dudit sieur Chevalier Lenquer et dudit Nolehen, fournir tout le bois, clous, et autres matéreaux nécessaires pour la construction dudit emphitéatre, faire un enclos de batteaux sur ladite rivière de Seyne abordant au pied dudict emphitéatre, et au-dessus desdicts bateaux faire une cloison de planche de la haulteur de neuf piedz aussi conformément audit mémoire. Et suivant les ordres dudict Sieur Chevalier Lenquer, le tout pour la commodité du publicq pour voir le spectacle dont a esté accordé brevet par sa majesté audict sieur Chevalier Lenquer le douziesme avril de la présente année.
Ce marché faict moyennant le prix, somme de deux mil livres que ledict sieur Chevalier Lenquer pomet (sic), s’oblige bailler et payer audict Nolehen à Paris ou au porteur sçavoir trois cens livres par advance dans quinze jours d’huy prochains quinze jours après lesdicts ouvrages faictz et le reste dans deux mois à compter du jour que lesdicts ouvrages seront entièrement parachevez ausquelz ouvrages ledict Nolehen pomet (sic) travailler dès demain et y travailler avecq nombres d’ouvriers en sorte qu’ilz soient parfaicts dans trois septmaines d’huy prochains jours de travail sans y comprendre les festes. Reconnoissant ledict Nolehen que le plan dudict emphithéâtre luy a présentement esté baillé par ledict sieur Chevalier Lenquer pour faire lesdicts ouvrages conformément à iceluy. A esté convenu et accordé que ledict sieur Chevalier Lenquer se pourra servir dudict Emphithéâtre et du bois qui sera fourny par ledict Nelehen (sic) tant que bon luy semblera et lors que ledict sieur Lenquer ne s’en voudra plus servir ledict Nolehen pourra retirer ledict bois comme non compris au présent marché. Et en considération des présentes ledict sieur Chevalier Lenquer a accordé une loge audict Nolehen audict emphithéâtre pour y aller et placer ses amis touttes fois quantes que bon luy semblera. Car ainsy, promettant, obligeant chacun endroict soy, renonceant, faict et passé à Paris en la demeure dudict sieur Chevalier Lenquer, l’an mil six cens soixante-quinze, le douziesme jour d’aoust après midy et ont signé.